J’avais besoin de comprendre comment dans certaines situations, le cinéma peut sauver des vies
Le dernier documentaire du cinéaste parle de ceux qui ont eu le courage d’utiliser la caméra pour documenter les horreurs de la guerre.
Nous avons eu l’opportunité de discuter avec le documentariste français Jean-Gabriel Périot de son dernier long métrage présenté en séance spéciale au Festival de Karlovy Vary, Se souvenir d'une ville, qui nous plonge au cœur du siège de Sarajevo.
Comment avez-vous découvert les films sur le siège de Sarajevo utilisés dans votre documentaire ?
J’étais en train d’effectuer des recherches extensives sur l’histoire de la ville de Sarajevo et quand je suis arrivé au moment du Siège, il y avait évidemment beaucoup de matériel. Parmi ces films il y avait certains courts métrages qui m’ont vraiment interpellé, notamment J’ai brulé les jambes de Srdan Vuletić et La Piste de la vie de Dino Mustafić. Ces films m’ont tellement marqué que j’ai commencé à m’intéresser à la biographie des réalisateurs. Je me suis rendu compte que les films qui m’avaient le plus étonnés avaient été réalisés par des gens extrêmement jeunes, 20-23 ans à l’époque. Leurs films m’ont beaucoup ému, c’étaient des images très différentes de celles qu’on a l’habitude de voir quand il s’agit de cinéma dans un contexte de guerre, ce n’était pas de la télévision ou des films d’auteurs extérieurs aux évènements. Il s’agissait souvent de films très bricolés mais qui, au même temps, me donnaient accès aux sentiments des gens qui vivaient dans une ville désormais assiégée. Certains étaient surpris que j’aie trouvé leurs films et que j’aie pu les identifier, que je m’intéresse à eux. Des caractéristiques communes nous unissaient : le fait d’être des hommes du même âge et d’être tous des réalisateurs. Pour beaucoup d’entre eux cette période avait été très traumatisante et se replonger dans ces images supposait un travail sur soi parfois difficile.
Qu'est-ce qui vous a amené à travailler avec des images d'archive ? Le cinéma représente encore une force révolutionnaire et politique ?
Ça fait longtemps que je travaille avec les images d’archive. Quand j’étais tout jeune, encore en formation, on m’avait demandé de monter des films préexistants pour une exposition et ce que je pensais être un travail pénible ou du moins pas très intéressant, s’est révélé plaisant et fascinant. Ça a été très instructif de travailler avec ces films préexistants pour ensuite en faire autre chose. Cela me permet de plonger dans l’histoire, d’essayer de la comprendre. J’aime beaucoup les images d’archive parce qu’elles peuvent également parler du présent. Si je vais chercher ces images c’est parce qu’elles me parlent et qu’elles résonnent avec l’actualité. J’aime aller chercher des images d’archive, des films, des extraits d’émissions, des choses qui ont été très peu montrées ou qui ont été considérées peu importantes. Souvent, l’histoire officielle est écrite par de grands récits, par la télévision, par les grands films mais il y a aussi d’autre images qui la composent et ce sont ces images là qu’il faut aller chercher afin de montrer que ce n’est pas toujours une question de « fabrication ». Si l’on dit que le cinéma est politique, ça signifie qu’il agit sur le monde, sur les spectateurs. J’ai réalisé un film comme celui-là parce que j’avais besoin de savoir pourquoi ces jeunes qui étaient soldats à l’époque filmaient. Chacun m’a donné une réponse différente mais pour tous, le cinéma était nécessaire, ça aidait à survivre, à oublier, à éviter le front. J’avais besoin de comprendre comment dans certaines situations, le cinéma peut sauver des vies.
Quel est votre rapport au montage ? Comment faire dialoguer passé et présent ?
Les images d’archive que j’ai utilisées pour mon film étaient souvent très dures à comprendre, à saisir. Parfois il ne s’agissait que de rushs. La chose intéressante et stimulante était que les réalisateurs étaient vivants, je pouvais donc leur demander comment et pourquoi ils avaient filmé certaines images. Ce constat m’a amené à structurer mon film en deux parties : celle relative à l’archive et celle où j’interviews les réalisateurs. Je ne voulais surtout pas qu’on découvre les images avec le commentaire des réalisateurs. J’avais besoin de cette première partie composée par l’archive pour raconter une guerre dont on ne comprend souvent rien. En tant que spectateur je trouve important de se demande ce qu’on est en train de regarder. Quand on découvre ces images pour la première fois, la plupart du temps on est perdus si on n’a pas d’explications, de légende ou quelqu’un pour nous expliquer. Il ne faut pas oublier qu’il s’agit de jeunes réalisateurs qui n’avaient pas besoin d’expliquer leurs choix, ils vivaient simplement la guerre, ils filment ce qui se passait devant leurs yeux. Ce qui était peut-être naturel pour eux ne l’est plus pour nous parce qu’on n’est plus dans le même contexte. De plus, je voulais montrer que le temps passe, voir comment la mémoire se réactive.
J’ai été frappée par l’absence de témoignages de femmes qui ont vécu la guerre, c’est un choix délibéré ?
Dès le départ, ce qui m’intéressait, c’étaient les jeunes soldats qui avait choisi la caméra comme arme. Les soldats mobilisés étaient exclusivement des garçons donc du coup ce rapport direct à l’arme ou à l’armée qui m’intéressait excluait les femmes. Ceci dit, s’il y avait eu des femmes qui s’étaient engagées dans l’armée et qu’elles avaient décidé de faire des films elles auraient eu leur place. Mais la réalité fait qu’à Sarajevo il n’y avait aucune jeune femme réalisatrice active entre 1992 et 1995. Une jeune génération de cinéastes, dont Jasmila Žbanić fait notamment partie, suivra juste après, mais pendant le siège de Sarajevo les soldats cinéastes étaient des hommes. C’est intéressant de constater que ces hommes n’incarnent pourtant pas le cliché du soldat sans peur : ils montrent quand leur fragilité et leurs failles et deux d’entre eux avouent même avoir choisi de travailler comme cinéastes dans l’armée pour éviter d’aller au front, d’avoir à porter une arme.
Muriel Del Don
Cineuropa
3 juillet 2023
cineuropa.org/fr/interview/445968/#cm